P.-A. Rosental : Destins de l’eugénisme

Titel
Destins de l'eugénisme.


Autor(en)
Rosental, Paul-André
Reihe
La Librairie du XXIe siècle
Erschienen
Paris 2016: Seuil
Anzahl Seiten
576 S.
Preis
€ 29,00
URL
von
Gilles Jeanmonod

Le livre de Paul-André Rosental renouvelle de manière étonnante l’histoire de l’eugénisme telle qu’elle s’est développée depuis les années 1980. Le pluriel de «destins» et le singulier d’«eugénisme» dans le titre de l’ouvrage indiquent dès l’abord que l’eugénisme constitue plutôt un concept inaltérable, utilisé de manière plus ou moins drastique ou apparente en divers lieux et époques, qu’un mouvement qui, d’une origine unique, aurait essaimé pour aboutir à un éventail d’eugénismes scientifiquement et culturellement déterminés. Cela signifie que les rassurantes différenciations traditionnellement évoquées, notamment pour l’espace francophone, entre eugénismes latin et anglo-saxon ou entre eugénismes positif et négatif ne sont pas forcément pertinentes. Plus encore, cette approche renvoie dos à dos ceux qui pensent qu’il existe une discontinuité entre le projet eugéniste originel et ses diverses mises en oeuvre et ceux qui estiment que le raisonnement eugéniste amène inéluctablement à la barbarie. S’appuyant sur la démarche de la microhistoire, l’auteur revisite à partir de l’historique d’une cité-jardin, les Jardins Ungemach à Strasbourg (1924–années 1980), et de la biographie de son créateur, Alfred Dachert (1875–1972), les thèses habituelles de l’histoire du phénomène eugéniste. Conçues dans l’Alsace allemande entre 1900 et 1910 et réalisées en France après la Première Guerre mondiale, la genèse même de ces résidences interroge la partition supposée entre un eugénisme latin, environnementaliste et quantitatif, et un eugénisme germanique, héréditariste et qualitatif. Il importe aussi de souligner la remarquable longévité de la cité-jardin et de leur créateur qui, sans représenter des éléments notablement influents du développement de l’eugénisme, ont été emblématiques pour plusieurs générations de penseurs, de fonctionnaires et de politiciens. On se plaît à imaginer que l’eugénisme a été rapidement discrédité après une Seconde Guerre mondiale marquée par les atrocités commises en son nom par le régime nazi, mais il apparaît que les conditions fixées pour obtenir la location d’un pavillon des Jardins Ungemach, notamment la capacité de procréer des enfants sains, n’ont pas varié entre 1924 et 1980.

Alors que de nombreuses initiatives ont vu le jour au lendemain de la Première Guerre mondiale afin de fournir des logements sociaux et de permettre aux couches populaires et moyennes d’accéder à la propriété, la cité-jardin de la Fondation Ungemach, du nom d’un industriel philanthrope local, prétendait cibler la classe moyenne tout en privilégiant la location. En outre, cette initiative de logement social se distinguait des réalisations contemporaines du fait qu’elle était «pensée et mise en oeuvre comme une expérimentation, comme un laboratoire humain destiné à mesurer la possibilité d’agir sur la ‘qualité de la population’ par une sélection scientifique de ses résidents, lesquels s’engage[aie]nt contractuellement à atteindre des objectifs de fécondité» (p. 51). Alfred Dachert, le démiurge de cette cité-jardin, était un homme instruit mais qui, privé de hautes études, a dû entrer tôt dans la vie professionnelle. Sa réussite dans les affaires, au sein du groupe Ungemach, lui a permis de donner une réalité à ses rêves: une production littéraire abondante, sous couvert du pseudonyme d’Abel Ruffenach, et la création de la cité-jardin, son «poème de pierres», l’ensemble exprimant sa conception personnelle de l’eugénisme. Sans le destin exceptionnel d’Alfred Dachert, les Jardins Ungemach n’auraient certainement pas vu le jour sous cette forme et cette réussite même est significative de l’existence de courants socio-politiques propres à favoriser le développement de l’eugénisme.

Installée dans la proche périphérie de Strasbourg et inaugurée en 1924, la cité-jardin, avec ses quarante pavillons inspirés de l’architecture régionale, a immédiatement connu un grand succès, 292 ménages ayant déposé leur candidature (p. 36). Succès qui ne s’est pas démenti tout au long de la construction d’une centaine de maisons supplémentaires et par la suite non plus, malgré les aléas socio-politiques du XXe siècle. L’auteur inscrit du reste minutieusement les soixante années d’existence de la cité-jardin, dans l’organisation voulue par Dachert, non seulement dans l’histoire régionale pour en comprendre la longévité mais également dans le cadre de courants de pensée et de mises en oeuvre de systèmes soutenant l’application des thèses eugénistes. Il montre ainsi à quel point la notion de sélection, l’une des opérations caractéristiques des administrations de masse (p. 212), a été constitutive de l’expérience de Dachert et comment elle a permis d’organiser un triage des ménages susceptible de favoriser et d’accroître une population de qualité. Il expose comment la «clause de progéniture» – les habitations des Jardins Ungemach étaient destinées à de jeunes ménages en bonne santé, désireux d’avoir des enfants et de les élever dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité (p. 221) – impliquant des contrôles et des inspections nourrissant l’élaboration de copieuses statistiques, a finalement été assez bien respectée. Si les années 1930 sont marquées par la résistance de certains résidents refusant d’être réduits au rôle de procréateurs et par la confrontation avec une réalité démographique préoccupante – le vieillissement de la population –, les années 1940 sont évidemment caractérisées par l’occupation nazie, se traduisant entre autre par le placement dans la cité de ses agents ou de personnes qui lui étaient favorables. Ces années chaotiques ont poussé Dachert à trouver le salut des Jardins Ungemach dans leur municipalisation: dès 1950, leur statut est devenu public et ils ont dès lors bénéficié des services administratifs de la ville et d’une forme de reconnaissance collective. L’administration municipale a du reste fidèlement perpétué les règles de la fondation, dans un cadre social qui pourtant évoluait rapidement, notamment grâce à l’implication du premier adjoint au maire durant les années 1960, Roger Bailliard.

Parallèlement aux soubresauts institutionnels animant les décennies d’existence de la cité, Paul-André Rosental évoque l’environnement et les références scientifiques dont a pu se prévaloir l’expérience de Dachert. Si les soutiens savants provenaient au cours des années 1920 et 1930 de manière significative de l’espace anglo-saxon, les intérêts pour la démarche étaient plutôt exprimés après la guerre par des institutions françaises, en particulier l’Institut national d’études démographiques (INED) qui participait au cours des années 1950 à une tentative de réforme de l’eugénisme. Il s’agissait alors, en effet, de confirmer le bien-fondé de la pensée eugéniste, en la débarrassant de ses oripeaux racistes, et d’affirmer avec force la nécessité d’allier quantité et qualité dans l’étude des phénomènes démographiques. Pour l’auteur, on rejoint ainsi une ambition permanente du natalisme à la française: conjuguer le nombre et la valeur. Il n’en reste cependant pas là et il s’attache dans la dernière partie de son ouvrage à démontrer à quel point l’eugénisme a pu inspirer, sous-tendre ou investir de multiples espaces au cours de la seconde moitié du XXe siècle, de la démographie qualitative aux théories du développement personnel, en passant par la sécurité sociale, l’assimilation socio-culturelle ou la réussite scolaire. Paul-André Rosental débute son livre en narrant de surprenantes découvertes effectuées dans les archives de l’INED et on peut y voir l’annonce d’un ouvrage qui s’appuie sur un corpus de sources remarquable et sur un appareil de références impressionnant. Outre le renouvellement du regard contemporain sur l’eugénisme, ce travail rigoureux offre une lecture, certes exigeante, mais aussi passionnante par la diversité de ses points de vue et la qualité des acteurs qui y sont évoqués.

Zitierweise:
Gilles Jeanmonod: Paul-André Rosental: Destins de l’eugénisme, Paris: Éditions du Seuil, 2016. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 194-196.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 69 Nr. 1, 2019, S. 194-196.

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